L’économie de l’émerveillement : un pacte documentaire avec le téléspectateur

Laurent Mizrahi

Je suis scénariste. J’écris de la fiction et des documentaires pour la télévision depuis plus de dix ans. Avant, j’avais obtenu un diplôme d’ingénieur dans une école de géologie, avec pour unique objectif assumé d’éviter une brouille irréversible avec mes parents. De fait, il m’a toujours paru naturel de mêler une certaine rigueur scientifique avec l’envie de raconter des histoires.

Laurent Mizrahi | Courtesy of Laurent Mizrahi

C’est pourquoi j’ai accepté immédiatement lorsqu’on m’a proposé d’écrire un film documentaire, en utilisant les outils dramaturgiques de la fiction. C’était il y a treize ans, pour une case de prime time sur une chaîne nationale de la télévision française. Les journalistes qui écrivaient habituellement pour cette case ne parvenaient plus à maintenir l’attention des spectateurs tout au long des 90 ou même 120 minutes que duraient ces soirées.

J’ai donc utilisé des éléments de la "grammaire dramaturgique" que j’avais appris en fiction : "cliffhanger" en fin de séquences, "arches narratives" pour mieux structurer le récit, montées en puissance vers un "climax". Je jonglais avec ces outils de manière instinctive, sans analyse ni compréhension globale qui me permettrait de justifier pourquoi ils étaient aussi efficaces en documentaire qu’en fiction.

Surtout, il me manquait une stratégie pour les adapter réellement aux spécificités du documentaire. Pour le dire avec plus d’emphase, il me manquait une "théorie unifiée de la dramaturgie", qui établirait une fois pour toutes ce parallèle entre l’écriture de fiction et de documentaire. Car autant la littérature sur les outils narratifs propres à la fiction était pléthorique, autant les références sur l’écriture documentaire n’existaient pratiquement pas.

Des notions comme l’incident déclencheur, très utilisé en fiction, ou l’incontournable trio "personnage-objectif-obstacle", ne trouvaient pas leur équivalent en documentaire de manière évidente. De même, les structures étudiées en fiction depuis des années, qu’elles soient à 3, 5, 12 ou encore 17 actes, étaient difficilement transposables sans une approche plus globale de la question de la dramaturgie.

C’est ainsi que je décidai de repartir du tout premier postulat de la narration : un pacte établi avec le spectateur pour qu’il accepte de suivre l’histoire jusqu’à sa résolution. Un accord tacite qui repose toujours, en fiction, sur une même monnaie d’échange : l’émotion. Chaque scène, chaque histoire se structure autour de l’idée de faire ressentir des émotions, en général de plus en plus intenses, aux spectateurs. Chaque partie du film se découpe autour de leurs changements d’états émotionnels. Bref, tout dans une histoire repose sur cette monnaie d’échange universelle, jusqu’à générer une forme "d’économie de l’émotion" dont le principal garant est l’auteur.

Mizrahi working at a typewriter in the field | Courtesy of Laurent Mizrahi

Dès lors, la question d’une théorie unifiée de la dramaturgie devenait celle de trouver la monnaie d’échange spécifique au genre documentaire. Ce sur quoi reposerait le pacte établi avec le spectateur depuis la première minute du film. La réponse s’imposait d’elle-même. Il s’agit d’une émotion particulière, développée par tous les êtres humains dès leur plus jeune âge, peut-être à la base même de l’existence et du développement de notre espèce : la curiosité!

Le pacte d’un film documentaire peut donc se résumer à cette simple proposition faite au spectateur de satisfaire sa soif de découvrir, de comprendre et d’apprendre, bref, de s’émerveiller. C’est ainsi que j’imaginais l’idée, aussi parce que ça sonnait joliment, d’une "économie de l’émerveillement", qui sous-tendrait toute écriture documentaire. Dans cette vision, chaque fois qu’un spectateur s’émerveillerait devant une information nouvelle, il ressentirait une excitation venant nourrir l’un de ses besoins les plus fondamentaux.

De là, tous les choix dramaturgiques "instinctifs" de mes débuts se trouvaient justifiés. La montée en puissance vers un "climax de l’émerveillement", la diffusion progressive des informations au fil des séquences, en partant des plus évidentes pour aller vers les révélations les plus bouleversantes. D’où l’expression consacrée dans le milieu du documentaire de "l’effet waouh". En d’autres termes, la capacité d’un film à émerveiller régulièrement son spectateur, meilleur garant du maintien de son intérêt sur des formats longs. Dans les années 2000, les séries américaines tendaient à s’imposer un "turning point", point de rupture dramaturgique, toutes les 10 minutes environ (le temps qui séparait deux pages publicitaires à la télévision aux États-Unis). Qu’à cela ne tienne, les documentaires suivirent le même rythme effréné en proposant à leurs spectateurs une nouvelle découverte toutes les 10 minutes.

Autre exemple : peut-être vous êtes-vous déjà demandé pourquoi nombre de documentaires scientifiques s’articulent autour de la même structure commune : "Pendant longtemps, les scientifiques ont pensé que…" - "Mais depuis quelques années, de nouvelles découvertes remettent tout en question…" ? Cette structure est en réalité le miroir du schéma classique en fiction : "situation initiale" - "incident déclencheur" - "mise en mouvement du héros".

À propos de héros, il reste un point fondamental à résoudre. Le fameux trio "personnage” - “objectif” - “obstacle" qu’on trouve dans tous les bons manuels d’écriture de fiction. Difficile de trouver son équivalent en documentaire, notamment parce qu’il y a rarement un personnage principal dans ce type de films. Parfois, un.e scientifique ou historien.ne tient lieu de passeur ou apparaît plus souvent que les autres à l’écran, sans que cela lui confère forcément le statut de "protagoniste", au sens de "personnage qui vit le plus de conflits". En langage documentaire, il faudrait d’ailleurs traduire cette définition par "élément dramaturgique qui génère le plus de curiosité”. Alors quel est l’équivalent du personnage principal dans un documentaire ?

“The Blob” won a Silver Award in the Video: In-Depth Reporting category | © Arte France – Hauteville Productions – CNRS Images

Si l’on considère que le protagoniste d’une fiction sert d’abord à générer de l’empathie chez son spectateur, il faut envisager que pour un documentaire, c’est son sujet même qui devient le personnage central, et attise donc la curiosité. Pour donner un exemple concret, dans le film "Le Blob, un génie sans cerveau", de Jacques Mitsch, co-écrit par mes soins, le protagoniste n’est pas la scientifique responsable des principales découvertes sur cet étrange être vivant, mais bien le "blob" lui-même, qui nous mène à nous questionner sur la notion d’intelligence.

Les "obstacles" ne sont autres que ceux rencontrés par les scientifiques dans son étude : difficulté d’accès et d’analyse des données, protocoles expérimentaux complexes à élaborer, défis humains… Et "l’objectif" ? C’est le rêve, à jamais inatteignable, d’un jour résoudre tous les mystères qui entourent cette créature.

On le voit dans cet exemple tiré de notre documentaire scientifique primé aux AAAS Kavli Awards de 2020, les outils de la fiction pourraient être presque intégralement transposés à l’écriture documentaire, à condition d’accepter deux prérequis : la monnaie d’échange avec le spectateur est son propre émerveillement, et le protagoniste du film n’est autre que son sujet.

Voilà donc une première ébauche dans ma quête d’une "théorie unifiée de la dramaturgie." Suffisante à elle seule pour garantir l’écriture de bons films documentaires ? Certainement pas. Amusante, intrigante, potentiellement utile pour défricher cet immense chantier que reste l’écriture documentaire ? Je l’espère.

 

Laurent Mizrahi and director Jacques Mitsch won the 2020 AAAS Kavli Silver Award in the Video: In-Depth Reporting category for their documentary "The Blob: A Genius Without a Brain."

 

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